Dévorée est avant tout une ambiance, dans le paysage de la capitale de Tōkyō.
Lors d’un après-midi ensoleillé de printemps, j’ai rencontré Madame Akiyama au café La Perle, dans le quartier du Marais. Avec ses boucles d’oreilles fleuries et sa veste blanche, je l’ai trouvée assise dans un coin reculé du bistrot. Bien que son allure ne détonnât pas avec l’ambiance parisienne, elle dégageait une énergie rayonnante, rappelant le soleil estival du Japon. Il fallait lire l’atmosphère (kūki wo yomu, 空気を読む) pour bien saisir cette nuance et, d’ailleurs, son livre se focalise sur cela. Dévorée est une esquisse brute d’un Japon ordinaire, où l’apathie d’une vie en pilote automatique estompe tout lien et vide de sens toute action.
@ Photo escalier : Ariel Schweitzer
Q : Avant de nous pencher sur votre livre, je voudrais vous poser des questions plus générales. Pourquoi avez-vous commencé à écrire ?
R : Je pourrais dire que j’ai trouvé du réconfort dans l’écriture. J’ai vécu des moments difficiles qui ont fait germer en moi un besoin d’écrire. C’est une façon de pouvoir mettre de l’ordre dans ma tête et dans le passé. Une fois que c’est écrit, on peut tourner la page.
Q : Est-ce que le japonais vous a aidé à élargir votre façon de vous exprimer ?
R : Oui et non. Ce qui est difficile avec le japonais est qu’on n’explicite pas le « je », ou bien le sujet dont on parle. Le contexte a beaucoup d’importance. Il faut toujours s’exprimer en fonction de ce dernier. De plus, au Japon, on parle de façon indirecte. Ces deux éléments créent une zone grise qu’il faut sans cesse essayer de lire, d’interpréter. L’interlocuteur est toujours en train de supposer ou d’espérer que l’autre a compris le sens de ce qu’il vient de dire.
Q : Pourquoi le Japon ?
R : Mes premiers contacts avec ce pays ont eu lieu à Aix-en-Provence. À l’époque, j’étudiais à Sciences Po où des cours de japonais étaient proposés en option. On nous offrait également la possibilité de réaliser un échange avec une université japonaise. Ainsi, à l’âge de 21 ans, je suis partie à Fukuoka pendant neuf mois. Je voulais vivre au Japon comme une locale. Je m’y suis installée depuis, et vis désormais entre la France et le Japon.
© Clarisse Akiyama
Q : Que faites-vous actuellement ?
R : Depuis mes 23 ans, j’ai eu l’opportunité de travailler au sein de plusieurs entreprises japonaises. J’ai commencé chez l’antenne japonaise de Dalloyau, où tous mes collègues étaient japonais. Ensuite, j’ai travaillé dans la mode en tant que consultante pendant plusieurs années, puis dans d’autres domaines comme celui du vin. Maintenant, je développe un projet tout à fait différent mais il est encore trop tôt pour en parler.
© Clarisse Akiyama
Q : Donc Dévorée est votre deuxième livre. D’où vient l’idée d’écrire un roman avec cette thématique ?
R : J’ai été inspirée par ma vie personnelle et par la constatation que, la plupart du temps, la représentation du Japon est excessivement fantasmée et érotisée. Je pense, par exemple, à L’Empire des sens de Nagisa Oshima, L’Audition de Takashi Miike ou plus récemment les premières scènes de Drive my car de Ryūsuke Hamaguchi, où l’image de la femme japonaise est très sexuée. Certaines images sont très belles, mais j’avais l’impression qu’elles étaient destinées à un public occidental. Le quotidien au Japon tel que je le connais ou en ai été témoin est aux antipodes de ces représentations. J’avais envie de dépeindre un Japon ordinaire, plus proche de la réalité, à travers les trois univers que je côtoie tous les jours : la sphère intime, l’école, l’entreprise.
Q : Lors de la lecture de votre livre, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer le lien étroit entre la nourriture et les passages des saisons. Pourquoi ?
R : Je vais vous raconter une anecdote qui s’est passée à Aix, avant de partir au Japon. Soucieuse d’en apprendre davantage sur le pays, je lisais des romans, des poèmes, des livres de philosophie et d’histoire, quand mon professeur de japonais m’a demandé si je m’intéressais à la cuisine. Il a vu mon visage interrogatif, et il a ajouté « si tu ne t’intéresses pas à la cuisine, ça va être très difficile pour toi de vivre au Japon ». La cuisine est fondamentale au sein des interactions japonaises, et elle est intimement liée aux changements des saisons. Chaque année en automne, mon mari achetait du maquereau, car c’était la saison. D’ailleurs, en japonais, on parle de cuisine saisonnière (kisetsu ryōri, 季節料理). Je pense même que la pensée japonaise a été façonnée par les changements des saisons, ce qui se traduit par sa dimension concrète et pragmatique. Cette pensée se focalise sur le hic et nunc, un peu comme les personnages de ce roman. Ils vivent tous intensément le moment présent, sans revenir sur le passé ou se projeter dans l’avenir.
Q : Effectivement, les personnages de ce roman donnent l’impression d’être à la fois bercés et guidés par des agents ou des éléments extérieurs. Ils semblent savourer l’instant présent. Est-ce le cas ?
R : Les personnages de mon livre sont tous issus d’un agrégat de personnages réels que j’ai rencontrés au fil de ces années. Par exemple, Monsieur Hosogai est l’incarnation parfaite du Japon passé. Il est chef d’entreprise, et ses comportements collent aux valeurs de la génération d’après-guerre : la formalité et la politesse avant tout, auxquelles s’adjoint le rôle sacré du travail. Partout où j’ai travaillé, les chefs d’entreprise donnaient toujours beaucoup plus d’importance aux salutations en interne qu’aux relations avec les clients.
Q : Pour ce qui concerne la famille Shinozaki et madame Itō, que pourriez-vous me dire ?
R : Je voulais représenter la famille Shinozaki comme une famille ordinaire. Junichi, le mari, est un salaryman (サラリーマン), Natsuka une femme au foyer qui travaille dans l’entreprise de vêtements pour enfants de Monsieur Hosogai. Ils ont une fille en grande section de maternelle qui s’appelle Mayu. Leur quotidien est banal, rien ne se passe et c’est cet aspect que je voulais représenter. Ils se laissent porter par les événements qui jalonnent leur vie sans trop se poser de questions sur leur portée ou leurs conséquences. Malgré cela, le livre s’ouvre sur une découverte qui est synonyme de bouleversement. Ce qui suivra peut être lu comme une métaphore de la sensation « d’envie » qui, chez cette famille s’estompe dans la banalité du quotidien. Quant à Madame Itō, elle fera contrepoids à cette famille et leur rythme de vie, véhiculant une image de personne constante, plus ancrée dans la réalité tokyoïte.
Q : Incarnent-ils des valeurs ?
R : Ils incarnent les valeurs d’une société de consommation. J’ai voulu souligner ce trait, qui me semble révélateur de la société japonaise d’aujourd’hui. Les personnages tentent d’acheter aux autres et à eux-mêmes une échappatoire vers le calme et le bonheur. Pour Junichi c’est l’entraînement de baseball, pour Natsuka les soins de beauté. Mayu est à ce titre emblématique : enfant choyée, si les parents lui demandent une information ou lui disent de se taire, elle ne le fera qu’en contrepartie d’une récompense.
Q : On dirait que le monde dans lequel évolue ces habitants n’est pas toujours réel, et pourtant, les lieux cités sont des lieux familiers pour vous, n’est-ce pas ?
R : Tout à fait ! Je me suis inspirée de mon quartier et des quartiers environnants pour écrire ce livre. Les habitants décrits sont tellement apathiques que le lecteur peut se demander si cette attitude correspond ou non à une réalité. Sur cette toile de fond, je voulais ajouter des personnages extérieurs afin de créer une mise en abîme. La mécanique de la narration se révèle au fur et à mesure de l’intrigue. Le froissement de pages et l’intervention du livreur accentuent, par exemple, la dimension onirique du roman. Une zone floue entre rêve et réalité se dessine, ouvrant la porte à l’inconnu et l’incertain.
Apathie, vie routinière, bonheur matériel, les saisons qui se mangent dans les assiettes de tous les jours : Coralie Akiyama nous emmène dans un Japon cru. Un Japon où les fleurs de cerisiers ne seraient pas seulement un objet de contemplation. Tout – décor urbain, attitudes, langage – semble dicté par la « façon de faire », ou yarikata (やり方). Les personnages se montrent impuissants face aux événements qu’ils subissent. Leurs dialogues succincts provoquent l’hostilité du lecteur qui cherche, malgré lui, à creuser le mystère.
Si vous lisez le livre, attendez-vous à une ambiance constamment flottante. Les personnages se débattent dans la toile de Tōkyō, sans que leurs vies ne leur appartiennent vraiment. Cadencé par ce cauchemar-rêverie qu’est leur réalité, Dévorée met en évidence l’importance d’une lueur d’envie au sein de leurs vies dénuées de sens. À travers un clin d’œil au théâtre nō, les personnages statiques s’imposent comme gardiens de leur quotidien : Mayu contemple, parfois manipule ses parents, comme le moine des pièces nō, deux parents qui seraient les esprits coincés en ce bas monde.
«[…] Il était possible de vivre sans enchantement. Je suis libre. Triste, mais libre. Ciel bleu et dégagé » p. 160
Natsuka écrit ces phrases dans son carnet, lorsqu’elle décide de se débarrasser de la seule étincelle de sa vie médiocre. Mais elle ne sait pas encore ce qu’elle attend à ce stade, et le lecteur non plus. Il est mis en haleine tout au long du roman, jusqu’à la fin, et manque la dernière marche qui l’emmènerait à la compréhension globale du livre. L’apathie l’envoûte, et sortant de cette plongée dans l’ordinaire japonais, il se demande si tout cela n’était qu’un rêve. Il se sent libre, mais, comme Natsuka, piégé dans son quotidien, et triste de découvrir que la fin de ce roman le renvoie à sa propre condition.
Titre : Dévorée
Auteur : Coralie Akiyama
Editeur : Vibration Editions
Nombre de pages : 228
Prix : 20€
Date de sortie : Novembre 2021
Par Paolo Falcone