Le nouveau recueil de Coralie Akiyama vous donnera des frissons au cœur par sa puissance et sa délicatesse émotionnelle.
Le nouveau recueil de poème Éternelle Yuki, éditions du Cygne, de Coralie Akiyama présente des poèmes intimes où plusieurs sensibilités se croisent. Dans ces poèmes, l’amour du Japon est confronté à l’amour qu’elle a pour sa fille. La cloison entre les deux thèmes est subtile et fragile, mais montre un lien qui sous entend une force innée. Une femme partagée entre des réalités multiples, où la nostalgie d’avoir créé des souvenirs ailleurs prend le relais jour après jour, avec un pas décidé et lent. Un pas qui crée des questionnements aigre-doux qui bourgeonnent dans les mots de la poétesse et du lecteur. Ce goût aigre-doux d’un sourire de quelqu’un accablé qui, pourtant, espère de trouver une voie pour frayer son chemin vers la liberté.
© Coralie Akiyama
Nous avons eu le plaisir de pouvoir rencontrer Coralie une nouvelle fois, dans le cadre de ce recueil touchant.
L’épigraphe récite ainsi :
“Japon je t’aime pour tous les non-dits que j’ai cru lire en toi et que tu n’as peut-être jamais pensés”
Voici ses mots, qui explicitent son recueil qui contient un langage si personnel qu’on dirait une nouvelle langue.
Quelle est la signification du titre ?
Yuki signifie “neige” en japonais et c’est aussi un prénom féminin. Les neiges éternelles sont réputées belles et difficilement accessibles. C’est ce qu’on dit du Japon, pays réputé beau et inaccessible à cause de sa culture si différente de la nôtre. Ce titre est pour moi chargé d’émotion car ma fille s’appelle Yukika – littéralement “le parfum de la neige”, et elle est née un jour de neige à Tokyo. J’ai marché dans la neige jusqu’à la clinique le jour de sa naissance en essayant de ne pas tomber. Le mot “éternel” est un clin d’œil au film de la cinéaste britannique Joanna Hogg Eternal daughter. Il renvoie pour moi le lien sacré qui unit une mère et sa fille. Un lien tenace et puissant, qui perdure au-delà de tout, défie les limites du temps et de l’espace. Cet amour est en ce qui me concerne indestructible, inconditionnel et constant, à l’image des neiges éternelles qui demeurent quelle que soit la saison.
© Coralie Akiyama
En lisant votre recueil, le lien avec le Japon est évident, mais pourquoi cela concernerait-il le rapport avec votre fille ?
Ce recueil a été écrit dans ce contexte d’éloignement. Le poème est une façon pour moi de faire entendre une voix, d’une autre manière. Les poèmes s’adressent directement au Japon, au-delà de ma situation personnelle, et sont en résonance avec ce que vivent d’autres. Il faut savoir que le droit de garde n’existe pas ou du moins pas comme on l’entend en France. Si le conjoint japonais enlève ou s’arroge le droit de garder l’enfant, il n’existe quasiment aucun recours possible à l’heure actuelle. Nombreux sont les cas de mères japonaises qui kidnappent l’enfant et interdisent au père étranger de le voir, ou même de s’en approcher, et ce malgré que le Japon ait signé la convention internationale de La Haye. Les témoignages que j’entends sont parfois choquants. Il existe aussi des douleurs plus sourdes, comme celles d’amis français qui restent avec leur femme japonaise par peur d’être contraints de quitter leur enfant et sombrent dans une dépression. Puisque tant de douleurs sont invisibles, que le dialogue est impossible, je prends la liberté de m’adresser au pays tout entier. La poésie ne va pas changer les lois, mais me permet de tisser un lien indirect et précieux avec ma fille et toute une communauté d’amis et d’inconnus.
Dans vos poèmes la condition d’éternelle étrangère se ressent. Qu’est-ce qu’il vous fait penser cela ? Votre expérience ? Vos souvenirs ?
Quand j’étais étudiante, j’avais décroché un petit job d’une journée à Kumamoto : une mission qui consistait à s’occuper d’enfants dans un hôpital. Sur place, on m’a fait fabriquer des mochis avec les enfants pendant 10 minutes et on m’a dit que c’était fini, le travail était terminé. En fait, une personne embusquée dans un coin de la pièce avait pris des photos avec les enfants sans avertir. L’objectif était en réalité de mettre des photos d’étrangers dans la brochure pour pouvoir dire “regardez, nous sommes un hôpital international”. J’ai mille anecdotes sur les rapports complexes des Japonais avec les étrangers, l’écart entre intentions affichées et cachées.
Plus tard, je me suis sentie bien intégrée dans le monde du travail : j’avais sous ma direction de jeunes recrues japonaises à qui je devais expliquer comment se comporter dans l’entreprise. Je comprenais les codes, certains de nos collaborateurs pensaient même que j’avais des origines japonaises. Mais avec les années j’ai eu du mal à tout accepter de cette culture. Je me suis résignée à être une éternelle étrangère à partir du moment où j’ai compris mes propres limites. Je n’ai aujourd’hui plus qu’un visa de touriste. Quand je suis au Japon, je me sens à la fois chez moi et étrangère. Je n’aurais jamais cru que ces deux sentiments puissent un jour cohabiter.
Dans vos poèmes on retrouve retrouve plusieurs similitudes avec de poèmes japonais des haijins du passé, qui emploient des figures de style japonaise, et une sensibilité qui vous appartient. Par exemple, il y a des mots sur les oiseaux et sur ce “soleil retenu”. Que signifient-ils pour vous ces éléments?
Le soleil évoque pour moi la Méditerranée, les vacances, les terrasses de café, un certain lâcher-prise. Au Japon, les femmes s’en protègent au point parfois de porter des ombrelles, des visières, des manchettes et des gants anti UV. Il apparaît aussi sur le drapeau national. Qu’un même élément qui brille pour tous puisse générer des attitudes aussi contrastées et une multiplicité de regards me fascine. Dans ce recueil, je m’attarde aussi sur la grue, motif de mon kimono blanc de mariage, animal beau et gracieux à l’image du Japon.
Le haiku est une influence évidente. J’aime la dignité et l’humilité du haiku : l’ellipse, la densité du sens des mots, l’attitude qui consiste à contempler mais aussi s’écouter, se retrouver avec soi. Mon préféré est un haiku contemporain signé Hōsai, disparu en 1926. Il ne comporte pas de kigo (季語), le fameux mot de saison. Un Japonais m’avait expliqué que le sentiment de solitude émanait d’une absence sous-entendue : celle de la parole réconfortante à laquelle on s’attend quand il y a quelqu’un d’autre dans la maison, et qui ici ne vient pas.
“Seki o / shite-mo / hitori
J’ai beau tousser [je reste] seul”
© Coralie Akiyama
L’hiver et l’été sont souvent présents pour personnifier des stades de votre relation avec le Japon. Est-ce qu’ils personnifient également des personnes ?
Oui, on peut dire qu’ils symbolisent des traits de caractères, des attitudes et ambivalences, comme la glace inflexible mais douce au toucher. L’été synonyme de drague et de détente dans mon Sud d’origine où l’on aime s’attarder dehors est plus hostile et intense au Japon, moins habitable. Le cri des cigales y est plus entêtant. L’automne et l’hiver qui évoquent une certaine mélancolie et nostalgie française sont au contraire très lumineuses au Japon. L’image de kakis au soleil sur fond de ciel bleu sans nuage me vient à l’esprit. Elle représente pour moi le présent et le futur vers lequel sont tournés, du moins plus que nous, les Japonais.
Au long de la lecture, j’ai ressenti plus que des pensées des sensations, qu’elles soient physiques ou spatiales. Pourriez-vous m’expliquer ce que vous entendez par là?
J’ai vécu pendant 14 ans dans une maison en bois, ouverte aux quatres vents, avec des portes coulissantes et un sol en tatami. Ces sensations physiques m’ont accompagnée toutes ces années, elles font partie de moi. Je suis par ailleurs très influencée par la pensée pragmatique des Japonais, très opposée à notre pensée abstraite et conceptuelle. Un de mes professeurs disait que la lecture pouvait remplacer le voyage mais je ne le crois pas. Je pense que le Japon se vit avec les cinq sens. Edward T. Hall, dans La Dimension cachée, montre à quel point la perception de l’espace varie selon les cultures et impacte bien des aspects de la vie : relations humaines, urbanisme… mes poèmes ne font qu’un avec la perception japonaise. Celle du centre et de la périphérie, de l’intérieur (uchi 内) et de l’extérieur (soto 外). Ils ont été écrits physiquement à Paris mais mentalement depuis une chambre tokyoïte.
© Coralie Akiyama
Où est-ce que vous vous êtes Butsukachatta*?
Les frictions ont été nombreuses dans le monde professionnel et personnel. On emploie mille détours pour s’exprimer, de nombreuses formules de politesse, on se met plus qu’ailleurs à la place de l’autre, on se soucie de lui, de son sentiment, et soudain… tout casse ! J’ai volontairement laissé une ambiguïté dans mes poèmes : est-ce que je m’adresse à un pays ou à une personne en particulier ? Deux lectures sont possibles.
Qui est Monsieur Higuchi ?
Monsieur Higuchi était le plus grand des directeurs commerciaux d’une entreprise de 500 personnes dans laquelle j’ai travaillé. Il était aussi mon supérieur. Nous avions une relation très amicale, grâce à lui j’avais plaisir à me lever le matin. Un jour, il s’est fait insulter publiquement par le P.D.G. Les hurlements pouvaient s’entendre à l’autre bout des bureaux. Humilié, il est resté stoïque. Je me suis dit qu’aucun homme occidental n’aurait pu avoir la force de rester impassible, sans riposter ou s’effondrer. J’ai été impressionnée par cette force de caractère, qui est je crois le fruit de l’éducation japonaise. Ce jour-là je suis sortie de la salle de réunion, j’ai pleuré et démissionné. Je me suis aussi demandé s’il ressentait quelque chose. Comme son visage n’exprimait aucune émotion, je croyais que tout lui était indifférent. Deux semaines plus tard, je reçois un appel de lui : « Coco ! Moi aussi j’ai démissionné ! Comme ça on reste ensemble. » Cet homme incarne pour moi la force mentale des hommes japonais et le feu sous l’eau qui dort, derrière le masque. Les Japonais sont en réalité émotifs et sensibles. Les émotions ne s’expriment pas toujours par de grandes déclarations mais par des gestes ou des mots choisis qui ont du poids.
Est-ce que le conformisme au Japon a contribué à créer ces blessures ? Pourtant vous dites dans vos poèmes, que les portes vermillon ne perdent pas leur charme et qu’enfin le bain à 43 degrés n’était plus brûlant.
Le conformisme est parfois pesant. Avec les autres mères, c’est quasiment un langage automatique qu’il faut adopter pour que tout le monde soit à l’aise, avec des réponses prévisibles, des expressions figées… Dans l’entreprise, on m’a demandé ce que je voulais boire, thé ou café, j’ai répondu « thé » et ma directrice m’a répondu : « en fait il vaudrait mieux que tu commandes du café car tout le monde a commandé du café, sinon ça fera mauvais effet ». En s’adaptant au groupe pour préserver une bonne ambiance, le « moi » finit par s’effacer, voire disparaître. La blessure est liée à cette perte d’énergie qui en résulte, le sentiment de se voir fâner et vider de sa substance. Le « je » et les autres pronoms personnels sont d’ailleurs peu employés au Japon. En parallèle de cette adaptation au groupe (une disparition de soi ?) qui nécessite un effort constant, le corps s’acclimate peu à peu, ce qui paraissait impossible ou étrange la veille devient naturel. Quand je séjourne seule au Japon, j’achète du nattô et j’en mange le matin par gourmandise alors que lors de mon premier séjour il m’était impossible d’en manger. Je ne pouvais pas rentrer dans un bain à 43 degrés alors qu’aujourd’hui un bain considéré comme chaud en France me semble à peine tiède. Une partie de mes goûts et mes perceptions physiques sont devenus semblables à celles des Japonais, dont mon intérêt pour la nutrition. Je le vois comme un héritage positif de mes années passées au Japon.
© Coralie Akiyama
Dans la structure globale, j’ai remarqué que vous faites références à plusieurs éléments qui reviennent : les oiseaux, l’été (cigales, papillons, bain), l’hiver (neige, flocon). Le tout se suit dans des allitérations et de lettres “J” et “M” qui me rappellent un peu les berceuses que les parents font lorsqu’ ils chantent ou chuchotent dans les oreilles de leurs enfants pour les endormir. Pourriez-vous m’expliquer ces éléments ?
Je suis très influencée par le monde de l’enfance japonais. J’ai passé des soirées à lire des contes traditionnels dans lesquels ces éléments sont présents et à chanter des berceuses avant de dormir. La langue japonaise comporte déjà beaucoup d’onomatopées très enfantines à l’oreille. Ces onomatopées sont encore plus présentes dans les livres pour enfants. Les cigales ont par exemple des noms très ludiques en fonction des sons qu’elles produisent : la minmin-zemi à cause de son chant “miin-miin-miin-miin-miin” et la abura-zemi (la cigale-huile) dont le son ressemble à celui de l’huile bouillante. Les symboles des saisons et les onomatopées me plaisent, je les trouve touchants et poétiques.
Cet Odi et Amo catullien envers le Japon est le fil rouge qui se retrouve au sein de ce recueil. Un ode envers un pays que la poétesse ne peut plus oublier, empreinte de son ambiance et ses coutumes. Un ode vers un pays qui l’a blessé et l’a façonné à sa manière, lui faisant vibrer les cordes de ses limites cachées.
© Coralie Akiyama
Coralie Akiyama se pose dans une tradition de haijins femmes des époques précédentes. Nous allons confronter ses poèmes à d’autres de femmes japonaises.
Mirifique vol blanc de papillons dans l’eau As-tu déjà goûté à la montagne en pluie, aux sobas au-dessus des nuages, au miso mouvant La beauté qui coasse entre deux saisons difficiles à vivres (p. 26 Éternelle Yuki) | Poème de Chiyo-ni (1703-1775) : Sur le chemin de la fillette, Devant, derrière, des papillons volent** (p. 29)Takajo Mitsuhashi (1899-1972) : Un papillon d’hiver s’envole, sentant l’ombre d’une petite fille (p. 74) |
Nous retrouvons ici deux images communes : le papillon et l’enfant. Le premier est un élément de saison des haiku. Si au début, il est un mot de saison du printemps, ce mot a vite été employé dans les autres saisons également. Le deuxième élément est la petite fille. Si dans le poème de Coralie elle n’est pas présente directement, mais nous sous-entendons sa présence étant donné que c’est le thème du recueil, dans les deux haiku les poétesses y font référence directement. Comme si le papillon était à la fois une sorte de guide et une présence fugace, rappelant aux poétesses que l’enfance est un moment éphémère.
Écoute la vie chiffonnée pleut pour nous une saison à perpétuité Écoute les cigales des fortes saupoudrent en rafale une impossible humidité. Écoute l’heure du bain a atteint 43 degrés annonce la voix et la dame enregistrée se tait Hier l’eau tiède me brulait – quand j’étais étrangère Ci-gît le calme olympien tout est propre jusqu’aux os sans billes ni cailloux dans les poches. (p. 31) | Poèmes de Noboku Katsura (1914-2004) : Après le bain Je monte sur la balance Nuit de neige (p. 128) Neige à la fenêtre Je monte dans la baignoire qui déborde. (p. 129) |
Nous pouvons voir ici, un autre élément typique de la poésie des femmes : leur rapport au corps. Un corps qui est toujours analysé par rapport à un élément extérieur de leur quotidien ou complètement étranger. Par exemple la baignoire, ou bien le moment après le bain, intime et pourtant examiné d’une façon très analytique. On dirait qu’il y a une sorte de compréhension de leur corps par rapport à leur environnement.
À noter le constant rappel d’élément naturel qui encadre la scène et confère un côté évocateur. Dans un poème, ce sont les cigales, symboles de la fin de l’été et de la comparaison avec les bruits de goutte de la pluie, de l’autre les nuits de neige, symbole d’hiver et de solitude.
Plongez alors dans ce Japon différent, dans un Japon qui étouffe les cris de l’individu, et qui fait fleurir une nostalgie qui a son goût.
INFO PRATIQUES :
TITRE : Éternelle Yuki
EDITEUR : Éditions du Cygne
56 PAGES
PRIX : 12 euros
PARUTON : 3 février 2024
Par Paolo Falcone
*Butsukachatta : Se cogner, heurter, entrer collision (forme passée et exprimant le regret).
**Poèmes repris de Haijins japonaises : anthologie du rouge aux lèvres, Trad. de Dominique Chipot et Makoto Kenmoku, éd. Points, 2010.