Japan Magazine a eu le plaisir de s’entretenir avec Pierre-Antoine Donnet, ancien correspondant de l’Agence France-Presse (AFP) au Japon, de 1993 à 1998.
Le 5 avril 2024, celui qui a également occupé le poste de rédacteur en chef de l’AFP de 2005 à 2018 a dévoilé en librairie son dernier livre : Japon et modernité – L’envol vers la modernité.
Un écrit informatif et spontané sur ce qu’est, pourrait devenir, et représente aujourd’hui le Pays du Soleil Levant.
En introduction de votre livre, vous indiquez ne pas être un expert du Japon, malgré votre expérience sur le territoire nippon. Selon vous, avec toutes les traditions et mystères qui alimentent ce pays, est-ce même possible de se considérer expert du Japon ?
Pierre-Antoine Donnet : C’est effectivement quelque chose de complexe, car ce pays est lui-même complexe ! Nombre d’experts sont arrivés à la conclusion qu’ils ne comprendront peut-être jamais ce qu’est le Japon, dans son passé comme pour ce qu’il est aujourd’hui.
En dépit de cette complexité, on peut comprendre une bonne partie de ce que sont les Japonais aujourd’hui : par ce qu’ils ont vécu, leurs espoirs, et leurs changements au sein de leur vie quotidienne.
Comment le Japon a expérimenté un repli sur lui-même, au détriment parfois de certaines problématiques sociales souvent camouflées, pour conserver cet objectif commun d’harmonie sociale ?
Pierre Antoine Donnet : Il faut bien comprendre que le Japon est un archipel avec une île principale. Cette insularité en fait un pays qui a mis beaucoup de temps à s’ouvrir sur le monde extérieur. Cette insularité a aussi été pour le Japon une grande chance de pouvoir conserver jusqu’à aujourd’hui sa propre identité. La fermeture du Japon a duré plusieurs siècles (Durant l’ère d’Edo, 1603-1868, NDLR), mais elle a permis à cette identité japonaise de se développer, de se protéger et de survivre en partie telle qu’elle était aujourd’hui même.
Lorsque le Japon a commencé à s’intéresser à ses voisins, en particulier à la Chine, il a compris qu’il fallait aussi intégrer certaines façons de vivre, certaines découvertes, certains bons côtés des pays qui l’entourent.
Vous mentionnez également dans votre livre que les étrangers qui parlent bien la langue japonaise peuvent parfois susciter une certaine gêne auprès des japonais. Si cela peut être reçu comme un signe d’intégration en Occident, pourquoi n’est-ce pas le cas au Japon ?
Pierre-Antoine Donnet : Une partie des Japonais, même s’il ne s’agit pas de l’ensemble des Japonais, ressent cela comme une sorte, non pas d’agression, mais de possibilité pour ces étrangers de percer leur secret. Quand les étrangers comprennent ce qu’ils sont, ils ressentent ça comme étant une sorte d’intrusion dans leur intimité. Et ça aussi, c’est encore le cas pour une partie de la population japonaise, surtout ceux qui ne connaissent pas le monde extérieur. Ils ont toujours une sorte d’appréhension à l’égard des étrangers. Néanmoins, cette façon de penser cède la place à de nouveau une curiosité pour le monde extérieur.
Au milieu de votre livre, vous évoquez longuement l’équilibre des relations privées/professionnelles des couples japonais. Là aussi, les Japonaises et Japonais s’ouvrent vers de nouvelles perspectives et manières de penser ?
Pierre-Antoine Donnet : Il y a beaucoup de changements que l’on observe très bien lorsque l’on comprend ce qu’est la société japonaise. Même si cette conception patriarcale perdure encore aujourd’hui, (le gouvernement du Premier ministre Fumio Kishida ne compte que deux femmes ministres, et la chambre basse du parlement nippon est composée à 90% d’hommes, NDLR) le monde féminin commence à se faire entendre. (Takamure Itsue, 高群 逸枝, 1894-1964, historienne autodidacte et symbole féministe important du XXe siècle, fait figure de référence des mouvements actuels. NDLR)
Des féministes sont très actives pour faire comprendre aux hommes japonais que la société d’aujourd’hui doit changer et laisser une place suffisante pour les femmes, pour elles aussi être actives dans leur profession, réaliser leur carrière comme elles l’entendent, élever leurs enfants ensemble avec les papas, et ainsi partager les tâches quotidiennes à la maison.
Cette société change, elle continue et continuera de changer certainement dans les années et les décennies à venir, afin que les hommes et les femmes partagent ensemble l’avenir du Japon !
Les Japonais attachent une grande importance à leurs traditions. Le plus grand symbole est sans aucun doute la déesse du Soleil Amaterasu, qui aurait donné naissance à la civilisation japonaise. Comment explique-t-on alors cet héritage culturel controversé ?
Pierre-Antoine Donnet : Les traditions confucianistes, issues de la Chine, ont sûrement joué un rôle dans cela. Le monde masculin comprend aussi aujourd’hui que le Japon d’hier n’est pas celui d’aujourd’hui. Les hommes et les femmes comprennent tout simplement qu’ils doivent trouver un mode de vie qui satisfasse les uns et les autres.
Je vois ces changements chaque fois que j’y retourne. Même s’il est encore très rare de voir des couples s’embrasser dans la rue, ils se tiennent par la main ! Les papas vont chercher leurs enfants à l’école. Les mœurs sont en train de changer. La tendance n’est pas propre qu’au Japon, mais c’est aussi celle de beaucoup d’autres pays à travers le monde, que ce soit en Europe, à Taïwan et ailleurs.
Le Japon épouse un mode de vie qui est maintenant celui d’autres pays. C’est une condition pour qu’il progresse !
Vous avez également consacré un chapitre sur les geisha, autre grand symbole japonais, victime d’une perception erronée du point de vue de l’Occident. Comment explique-t-on justement cette discordance entre ce que représentent les geisha au Japon et à l’étranger ?
Pierre-Antoine Donnet : Les Occidentaux collent des étiquettes au Japon qu’ils ne comprennent pas. Beaucoup de clichés perdurent ! Certains y ont vu des prostituées, ce qu’elles ne sont pas !
Il faut aussi dire que c’est un monde qui disparaît peu à peu. Très peu de japonais ne savent pas ce que vivent les geisha aujourd’hui.
Elles correspondent à un Japon d’il y a un siècle ou cinquante ans. Néanmoins, en dépit de tout cela, elles sont encore des milliers, que ce soit à Kyōto ou aussi à Tōkyō, à faire perdurer cette mythique tradition. (Principalement dans le quartier de Gion, à Kyōto. Source : Univers du Japon. NDLR)
Plus généralement, vous avez choisi de centrer votre dernier livre sur le Japon, malgré votre large expérience du territoire Asiatique. (Pierre Antoine Donnet a en autres été reporter pour l’AFP à Pékin de 1984 à 1989, NDLR). Pourquoi avoir choisi le Japon comme thématique de ce bouquin ?
Pierre-Antoine Donnet : Je me suis d’abord beaucoup intéressé à la Chine. C’est toujours le cas, et je continue de m’intéresser à elle, à son évolution et ce qu’elle représente pour la totalité de la planète.
Malheureusement, la situation en Chine devient très difficile. Et elle restera encore, je pense, pour un certain temps. Mais dans cet univers de l’Asie émergent trois démocraties. Le Japon est une démocratie, c’est certain. Simplement, c’est une démocratie à la sauce japonaise, c’est-à-dire une démocratie sans vraiment toujours l’être.
Néanmoins, l’identité culturelle du Japon émerge comme étant une sorte de lumière sur l’Asie, de même que Taïwan. C’est aussi le cas de la Corée du Sud.
Jusqu’à un certain point, cette identité culturelle japonaise brille toujours et toujours plus sur cette Asie où il y a beaucoup d’interrogations sur ce qu’elle sera dans les décennies à venir. L’identité japonaise, sa langue, sont proprement extraordinaires et c’est pour ça que j’ai écrit ce livre.
Ce Japon évoque une forme de paradoxe. La politique est énormément orientée vers le travail et le développement économique. Pourtant, à travers les nombreux témoignages que recueille ce livre, vous affirmez qu’il ne souhaite pas rivaliser avec la Chine et les États-Unis au milieu de leur quête d’hégémonie. Comment explique-t-on cette volonté de retrait ?
Pierre-Antoine Donnet : L’hégémonie économique du Japon a vécu, dans la mesure où ce n’est plus vraiment le cas actuellement. Les Japonais ont vécu un traumatisme considérable qui a été le militarisme au Japon, cette folie meurtrière de l’armée impériale japonaise qui a suscité des atrocités, que ce soit en Chine, en Corée et ailleurs.
Il a fallu des années pour que les Japonais réalisent ce que leur armée avait commis dans ces régions.
Il restera là pour encore longtemps et bien tout ceci conduit les Japonais à être aujourd’hui extrêmement prudents, et à ne pas vouloir répéter ces erreurs gravissimes du passé, et c’est pourquoi la société japonaise reste essentiellement pacifique, non pas pacifiste mais pacifique. C’est aussi pourquoi les Japonais mettront beaucoup de temps avant de vouloir faire ce bilan qui est nécessaire pour que justement le Japon retrouve sa place en Asie qui doit être la sienne, pour justement faire face à la menace que représente la Chine.
Un fait d’actualité concernant le Japon a interloqué de nombreux médias récemment. D’ici 500 ans, tous les japonais pourraient porter le même nom de famille, celui de Sato…*
Pierre-Antoine Donnet : Je pense qu’il s’agit d’une erreur de voir les choses de cette façon là. Non, tous les Japonais ne porteront jamais le même nom de famille. Le Japon garde une diversité très grande qui n’est pas prête de disparaître. Et puis, qui peut parler de ce que sera la planète dans 500 ans? Strictement personne, ça tient à un mythe total. Et même, qui peut dire ce que sera la planète dans 50 ans ? Pratiquement personne.
Entre les menaces de conflits territoriaux donc symbolisées, vous l’avez évoqué à travers la Chine mais aussi la Corée du Nord, et aussi celles qui concernent la démographie, (30% de la population japonaise a plus de 65 ans, en plus d’une baisse de 0,65% de sa population en 2022, soit 800 500 de moins par rapport à 2021, NDLR), êtes-vous optimiste pour le Japon concernant les années à venir?
Pierre-Antoine Donnet : Oui ! En tout cas, disons que je suis confiant dans le fait que le peuple japonais parviendra à surmonter les défis qui sont les siens aujourd’hui et qui sont posés essentiellement par la Chine dans cette région-là. Oui, je pense que le peuple japonais comprendra qu’il devra retrouver un ascendant en Asie qu’il a perdu du fait de cette tragédie militariste.
Oui, moi je pense que le peuple japonais comprendra que le Japon doit se défendre devant cette coercition militaire chinoise et que les Japonais trouveront les moyens pour être maîtres de leur propre destinée.
*Source de l’information
« Japon : L’envol vers la modernité »
Propos recueillis par Arnaud DAL-MAS