Aujourd’hui, nous allons vous présenter le documentaire Les Miroirs de Tokyo, réalisé par Mariette Auvray lors d’un séjour au Japon.
Nous y découvrons alors les pensées et réflexions de Japonaises se confiant face caméra, nous permettant de mieux comprendre la société nippone à travers leur propre regard.
Interview de Mariette Auvray :
Avant de commencer, pouvez-vous nous raconter votre parcours professionnel ?
J’ai fait des études de cinéma à Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’Université de Toronto, ainsi qu’aux Arts Décoratifs de Paris. Ma pratique cinématographique se concentre sur la réalisation de documentaires de création, de court-métrages expérimentaux en super8 avec des thématiques féministes, mais également plus intimes, comme des carnets de bord poétiques à partir de mon vécu et de mes voyages, et je mène en parallèle une activité musicale avec le projet audiovisuel Marie Delta.
Quel était votre lien avec le Japon avant de tourner ce documentaire ? Par exemple, certaines femmes ont réalisé l’interview en japonais : êtes-vous versée dans la langue japonaise ?
Je connaissais peu le Japon, mais j’avais quand même été en Asie à plusieurs reprises, et plus particulièrement en Chine et en Corée pour des concerts ou un tournage, donc j’étais familière de certains aspects de la vie en Asie de l’Est, et notamment du fait que l’on peut se retrouver dans des situations où personne ne parle anglais, alors il faut parfois être ingénieux pour communiquer. Cela me rappelle qu’un vieil homme m’avait mimé une danse un jour pour m’inviter à la cérémonie de Bon-Odori que l’on voit à la fin du film, tandis que je m’arrêtais pour observer les guirlandes posées dans une cour d’école.
Pour donner un peu plus de contexte, j’ai réalisé ce film dans le cadre d’une résidence au Tokyo Arts and Space en 2017. J’étais en effet venue pour faire une recherche sur la place des femmes dans la société japonaise, et qui a donné ce court-métrage. Cela a été le défi de ce projet, d’arriver dans un espace avec l’envie de parler aux femmes, de les rencontrer sans connaître la langue japonaise ; c’était même un pari assez fou.
L’équipe de la résidence (Ayumi Uno et Fumiko Uchiyama) et mon réseau d’amies japonaises (Shinju Funabiki que l’on voit dans le film, et Ai Watanabe) m’ont beaucoup aidée dans la traduction sur place et a posteriori. Ayumi et Shinju sont venues aux rendez-vous avec certaines femmes pour effectuer un résumé en direct de leur parole, et j’ai mené les autres rendez-vous seule. Je me suis même retrouvée seule un après-midi dans la maison de geisha pour une répétition. J’étais dans un coin, on ne parlait pas la même langue, mais j’étais acceptée et bienvenue, et cela a été un moment magique que d’assister à leurs répétitions, j’avais les larmes aux yeux. J’avais rédigé un message pour la patronne de la maison de geisha que l’on appelle aussi okāsan (mère), dans lequel j’expliquais mon projet et mon amour pour la musique traditionnelle japonaise, les chants et les danses dont les geisha sont les véhicules encore aujourd’hui, et j’avais demandé à l’équipe de la résidence de la traduire. Quand l’okāsan a accepté ma venue, j’étais très émue. J’ai choisi Seika, la geisha que je filme, sur le site web de la maison des geisha, car toutes les geisha y apparaissaient, et Seika avait une très belle énergie sur la photo.
Pour les séquences avec Nanae la DJ, je lui ai posé les questions en anglais et lui ai demandé de répondre dans sa langue. Je voulais que l’on puisse entendre au maximum la langue japonaise. En dehors de la traduction, j’ai aussi compté sur le non-verbal : on ressent beaucoup de choses chez les autres sans toujours avoir besoin de parler. C’est en effet très difficile de filmer une société que l’on connaît peu, alors j’ai choisi de filmer les personnes dont je comprenais le mieux l’expérience, des femmes de mon âge, la trentaine. C’était donc une sorte de vécu commun qui créait ce pont entre elles et moi.
Les interviews ont été menées à Tokyo ou à proximité. Pensez-vous que les réponses auraient pu varier si vous aviez interviewé des femmes habitant dans des villes plus petites et/ou situées en zone non urbaine ?
Je pense qu’elles auraient varié en effet. À Tokyo, il y a beaucoup d’office ladies, le train de vie est difficile et coûteux, ce qui pousse à un mode de vie assez capitaliste, et la ville est gigantesque, alors il est vrai que cela n’est pas comparable à une vie en campagne.
À travers les réponses de ces Japonaises, on voit bien qu’elles subissent une énorme pression sociale (par exemple, le mariage pour Nanae), et qu’elles sont souvent contraintes de se plier aux injonctions esthétiques (quasi-obligation du maquillage, apparence mince valorisée, etc.) imposées par la gent masculine et la société par extension… quand elles ne reçoivent tout simplement pas des propositions déplacées (nous pensons notamment aux propos de Shinju, qui travaille dans l’industrie du cinéma). La femme japonaise se doit, selon les codes sociétaux en place, de renvoyer une belle image, et de ne surtout pas exprimer d’émotions négatives, comme la colère. Quand on pense à Seika, geisha, qui affirme ne pas ressentir d’inégalités et d’irrespect par rapport à sa condition de femme dans la société japonaise, n’est-ce pas tout simplement parce qu’elle incarne un rôle que seules les femmes ont le privilège, incarnant en plus l’esthétique raffinée et les manières attendues d’une femme au Japon ?
C’est une remarque très pertinente. Justement, Seika m’a beaucoup surprise. Je me disais que cela devait être rude de répéter des danses et des chants toute la journée et de travailler souvent le soir avec un seul jour de congé, pourtant c’est celle qui avait l’air la plus heureuse de toutes les femmes que je rencontrais à Tokyo. Dans la maison, Shinju et moi avons été assez envoûtées par la grâce de l’endroit, il y avait des rires entre les filles, des danses, des chants, cela donnait une atmosphère très belle. J’avais l’impression d’une communauté de femmes plutôt paisible et harmonieuse, mais en effet d’une bulle un peu préservée de l’agitation de Tokyo (la maison se trouve dans une banlieue très éloignée de Tokyo). Je me souviens qu’à Tokyo, Shinju luttait beaucoup pour être respectée, car l’industrie du cinéma était terriblement sexiste. La position de Shinju est sûrement plus subversive, et il est vrai que lorsqu’on incarne un rôle séculaire, on rencontre moins de résistances. On connaît peu cependant la réalité de ces maisons, c’est quand même très fermé. J’ai senti une belle atmosphère dans celle où je suis allée, mais les geisha en général ne sont pas forcément à l’abri du harcèlement, elles vont quand même danser dans des soirées où il peut y avoir des businessmen ivres. J’imagine que leur quotidien n’est pas toujours rose, mais elles ont la force d’être ensemble, d’être en groupe. La séquence avec Seika est plus représentative d’une incompréhension entre nous, de l’écart entre nos cultures : je lui pose une question sur la difficulté d’être femme et elle me répond par la négative, en riant. Je voulais montrer à quel point l’art qu’elles font est émouvant, car on sent une transmission matrilinéaire, très ancienne. C’est cela qui a circulé entre nous avant tout, la musique et le chant transmis par des femmes, et pour cela, nous n’avions pas besoin de parler la même langue.
On voit néanmoins une lente évolution des mœurs à travers l’interview de Megumi-san : son mari, suite à un premier divorce, s’occupe des tâches ménagères et passe du temps avec son fils, ce qui n’est pas la norme au Japon. De plus en plus de mères travaillent également. Toutefois, hors caméra, avez-vous reçu des confidences sur des maux plus intimes ? Comme le harcèlement des mères au travail lorsqu’elles annoncent leur grossesse, pour les pousser à partir ? La précarité de retrouver un emploi après avoir été femme au foyer pendant de nombreuses années ? Ou bien encore la difficulté de s’affirmer en tant que femme lorsqu’on fait partie de la communauté LGBTQ+ ?
Il est vrai que l’on pourrait dire que le mari dans le cas de Megumi-san, a compris la nécessité de s’impliquer dans sa vie de famille, et c’est plus une trajectoire personnelle qu’un modèle dominant au Japon.
En fait, ce qui m’a frappée, c’est l’isolement des femmes, notamment lorsqu’elles ont un enfant. Elles doivent quitter leur travail, s’en occupent à plein temp, du moins dans les premières années, et c’est un modèle qui est encore très fort au Japon. Elles se retrouvent donc à la maison dans le silence en quelque sorte. Megumi-san, la jeune mère, m’a fait part du fait qu’elle avait besoin de discuter, d’échanger le soir avec son mari après des journées passées avec le bébé. Et je la comprends, il y a de quoi devenir folle à rester à la maison et s’occuper seule de son bébé. Elle était éducatrice auparavant, donc vraiment au contact des gens, et se retrouver seule avec l’enfant a été un véritable bouleversement.
Au sujet de la communauté LGBTQ+, j’aurais aimé rencontrer davantage de personnes, mais je n’ai pas eu le temps pour explorer cette communauté à travers une personne. J’ai choisi de me concentrer sur ces trois échanges que l’on voit dans le film, et qui résonnaient davantage avec mon propre vécu, car à l’époque je me questionnais sur le fait ou pas d’avoir un enfant, et puis j’évolue dans des sphères artistiques, alors cela m’intéressait de savoir ce qu’il se passait au Japon pour les femmes dans les scènes musicales et audiovisuelles. J’ai tourné durant un mois tout en découvrant Tokyo. Cela passe très vite, entre les préparations, les prises de contact et les tournages dans la ville. Il y a eu certaines soirées dans des clubs que j’ai ratés, justement car je devais être éveillée et disponible afin de pouvoir tourner le lendemain. J’avais aussi choisi de filmer principalement à Sumida, le quartier très résidentiel où je vivais, et d’essayer de partir de cet espace pour ensuite me déployer un peu plus loin dans la ville.
C’est comme cela que j’ai rencontré Megumi-san d’ailleurs, en marchant dans mon quartier. Durant la journée, au cours de marches, j’apercevais surtout des personnes âgées et beaucoup de jeunes mères. J’en ai parlé avec une fille de la résidence qui m’a accompagnée ensuite pour rencontrer des femmes dans l’école. On a dû demander au responsable du quartier, ensuite on a pu entrer dans l’école et rencontrer de jeunes mères. Il y a eu beaucoup d’étapes avant d’être acceptée pour le temps d’un entretien, mais cela fait partie du jeu. J’ai senti surtout beaucoup de pressions en général sur les gens, c’est un séjour qui m’a rendue assez mélancolique. Mais dans le même été, le mouvement Metoo a éclaté et m’a donné un peu d’espoir pour que les lignes bougent.
Quelles ont été les motivations de ces femmes pour répondre à vos questions face caméra, sachant qu’au Japon règne le phénomène sociétal du honne-tatemae ?
Je ne peux pas parler pour elles, mais je pense qu’elles ont compris mes intentions et mon point de départ, c’est-à-dire que je voulais qu’elles me partagent leurs ressentis et connaître leur expérience de femme, alors un espace de parole s’est ouvert. Je pense qu’elles avaient aussi envie de partager leur vécu, qu’on ne leur pose pas souvent ces questions, et que comme partout, on invisibilise souvent la parole des femmes. Je pense aussi que le fait d’être une étrangère a joué aussi, ainsi qu’une forme de spontanéité : je n’étais pas là longtemps et j’allais repartir, c’est quelquefois plus facile d’échanger avec quelqu’un qui n’a pas la même culture, qui est lointain. C’est là où cet « entre cultures » est très intéressant, car une parole assez singulière peut émerger.
Caractériseriez-vous votre document de « reportage sociologique », vu que vous récoltez les impressions et les expériences vécues de Japonaises en tant que femmes dans une société donnée ?
Je parlerais plutôt documentaire de création, car j’ai récolté ces expériences sur un mois, et j’ai pris le temps de m’immerger dans Tokyo, de filmer cette ville la nuit, dans des moments crépusculaires. Même s’il a des éléments sociologiques certains, il est très subjectif par rapport à un angle journalistique pur ; on entend ma voix en off qui raconte mes rencontres. C’est le récit de mon voyage avant tout, à la rencontre de femmes à Tokyo.
Enfin, pouvez-vous nous dire les raisons du choix du titre « Les miroirs de Tokyo » ? Est-ce parce que les femmes sont le reflet de ce qui caractérise profondément et intrinsèquement la société japonaise ?
Oui, c’est l’idée de reflet. Les structures patriarcales sont partout, et même si les personnes que je filme sont très éloignées de ma culture, je peux apercevoir beaucoup de moi en elles. Au lieu de me regarder dans le miroir, je les regarde comme de possibles alter ego.
Merci à Mariette pour s’être prêtée à cette interview !
Retrouvez son documentaire complet [visionnage disponible jusqu’au 30 avril 2024] sur ce lien.