Découvrez la magie des bains publics japonais, où le quotidien s’arrête et une autre temporalité prend le relais : celle des conversations, celle de la connaissance de l’autre et celle de prendre un moment pour soi.
Samedi 30 juillet 2022. L’été à Paris pose son voile de chaleur. Les toits des bâtiments sont cachés par ce manteau de pollution qui transforme les couleurs du ciel.
La Maison WA nous a accueilli pour échapper à cette chaleur étouffante. Dans ses locaux, nous avons eu la possibilité de découvrir la puissance des bains publics japonais (appelés sentō), grâce à Stéphanie Crohin Kishigami. Tandis que l’mon éventail dispersait les gouttelettes sur mon front, les mots de Madame Crohin Kishigami faisaient voyager notre esprit dans la tiédeur de ce lieu à l’air calme et rafraîchissant. À travers ses mots, nous avons compris que le sentō représente avant un tout une pause loins de la chaleur, de la souillure du quotidien et des problèmes qui salissent nos cœurs.
© Stephanie Kishigami Crohin. Du haut gauche : Shirahama Onsen, Himeji, Matsu no Yu, Nishi Tokyo (fermé définitivement), Tatsumi onsen, Osaka, Yasuragi no yu, Yunomori Takesen, Oita.
Mme Crohin Kishigami vit au Japon depuis 2008. Après une césure, elle s’y installe définitivement en 2012. Depuis 2014, elle est ambassadrice des sentō au Japon, et fait partie du conseil du comité de sentō à Tokyo, formé par cinq personnes. Ce comité a pour but de fixer les prix minimum d’entrée des sentō de tout le Japon.
Lors de la conférence à la Maison WA, elle a abordé plusieurs points sur cette thématique. Tout d’abord, elle nous a expliqué l’origine du sentō et son étymologie. En 1401, pour rentrer dans des bains chauds – ou bains de vapeur -, il fallait payer un sen (issen 一錢)*. L’appariement entre la monnaie de l’époque – sen – et le caractère chinois de l’eau chaude – 湯 -, a crée le mot sentō, qui en japonais s’écrit de la façon suivante : 銭湯. Elle nous a également expliqué, qu’anciennement, il n’y avait pas de division des sexes. La différenciation non mixte a été réalisée à partir des premiers contacts avec les Occidentaux durant l’ère Meiji (1868 – 1912), qui considéraient cette coutume comme barbare**.
Ils ne sont « publics » que de nom, car ils doivent respecter certaines règles : 90% des sentō de nos jours sont à gestion privée et familiale. Ils existent plus de 500 bains publics seulement à Tokyo, et 3 000 à travers l’archipel.
Les familles qui travaillent dans le sentō ont une routine assez stricte. Elles se lèvent à 4h du matin pour faire le ménage, à 11h ils préparent les bains d’eau chaude, pour ensuite ouvrir l’établissement de 15h à minuit.
© Stephanie Kishigami Crohin. De gauche à droite : Mikoku-yu, Tokyo, Kur Palace, Chiba.
Pendant la conférence, des question ont été posées à Mme Crohin Kishigami concernant la différence entre sentō et onsen (温泉). Si le premier désigne un établissement de bains public comme lieu spatial, le deuxième se réfère à la qualité d’eau employée. D’ordre général, le onsen peut avoir deux types d’eau thermale : l’eau volcanique et l’eau géothermique. Ainsi, il n’y a pas de véritable opposition dans leurs significations.
© Stephanie Kishigami Crohin. De gauche à droite : Itashibashi-ku Dai-ichi kinjo-yu, Unsuisen, Arakawa-ku, Tokyo (haut droite), Takasago-Yu, Takada, Nara (bas droite).
Plus tard, alors que la chaleur de la Rue Villedo trouvait ses aises parmi le public, elle nous a décrit les charmes du sentō. Elle les divise en trois catégories :
- santé et beauté
- communautaire
- art et la architecture
Concernant la première, pour que le sentō apporte des bienfaits, il faut s’y rendre au moins deux fois par semaine. Ces bénéfices sont aussi bien physiques que psychiques. Sur le plan physique, prendre un bain au sentō améliore le cycle veille-sommeil, et la pression sanguine. Sur plan psychique, le spécialiste Hayasaka Shinya 早坂信哉, a fait des recherches sur le terrain, et a prouvé que les sentō rendent les gens plus heureux. Le body positivity est également important. Pour entrer dans un sentō, vous devez être nu, ce qui engendre une acceptation du corps tel qu’il est, sans idéalisation d’un modèle, ni de sexualisation du corps.
Non seulement l’eau chaude relaxe et détends les muscles, mais comme il est interdit de ramener son portable, c’est également l’un de rares moments de la vie de tous les jours où les clients se détachent entièrement des écrans. Ici, rentre en jeu le deuxième charme du sentō : la communauté. C’est un lieu de retrouvailles et de découvertes. En allant au sentō du quartier, vous retrouvez vos voisins. L’un des éléments de sociabilité le plus important du sentō est qu’il n’y a pas une distinction entre jeunes gens et personnes âgées. Ainsi, l’échange générationnel se maintient et s’enrichit au fur et à mesure des visites dans ces eaux chaudes. Les petits apprennent des personnes âgées (manâ wo oshiete kureru マナーを教えてくれる), et des connections se créent (kokoro no fureai 心のふれあい), car les personnes habituées du sentō établissent un lien de confiance, ce qui permet d’éviter des sentiments d’angoisse et de solitude, souvent présents dans les grandes villes comme Tokyo. Enfin, le sentō peut s’avérer être une station d’informations du quartier, concernant des endroits à visiter, des écoles ou tout simplement des bonnes adresses.
© Stephanie Kishigami Crohin. De gauche à droite : Ōgi-yu, île d’Awaji, Hyōgo, Takara-yu, Adachi-ku, Tokyo, Hanazono shin Onsen, Nara, Hakusan-Yu, Koto-ku, Tokyo, Kasamatsu-Yu, Kobe.
La variété et la diversité sont des piliers importants lorsqu’on parle de leur architecture et des fresques artistiques qui les recouvrent. Les murales du Mont Fuji ou tout autre motif sont réalisés uniquement par trois artistes : M. Nakajima (environ 75 ans), M. Moriyama (86 ans) et Mme Mizuki (39 ans). Ce sont des murales sur des mosaïques en céramique ancienne: ils repeignent par-dessus ces murs qui font 10 mètres de hauteur et 6 mètres de large. Les artistes les peignent en une journée, en employant les trois couleurs primaires. Il est rare de trouver des murales qui sont complètement refaits à neuf.
© Stephanie Kishigami Crohin. De gauche à droite : Itashibashi-ku Dai-ichi kinjo-yu, Ichi no Yo, Nakano-ku, Tokyo,
Hakusan-Yu, Koto-ku, Tokyo, Naka no Yo, Minami-ku, Yokohama, Suwa Yokujo, Osaka (fermé définitivement).
Il est possible de trouver des sentō modernes, anciens, et intermédiaires. Le style ancien rappelle souvent le style des anciens temples, et s’appelle « miya zukuri » (宮造り). Il a été très réputé après le tremblement de terre du Kantô en 1923. À l’intérieur, le propriétaire se positionne en surplomb pour contrôler les vestiaires et les salles de bain (qui étaient mixtes) afin d’éviter les vols. Le plafond avait alors une hauteur de 8 mètres.
Le style moderne, en revanche, a pour inspiration des éléments plus disparates : il y a des sentō au vin, d’autres qui rappellent le style de Versailles, et ainsi de suite. Certains possèdent également un jardin extérieur où l’on peut prendre un bain chaud en dessous d’une pergola de glycines.
© Stephanie Kishigami Crohin. Lieu : Chiyo no Yu, Mitaka, Tokyo.
Ensuite, Mme Crohin Kishigami nous a parlé de leur rénovation. C’est peut-être l’étape la plus difficile, étant donné que la gestion est familiale. Un sentō ferme lorsque le propriétaire est trop âgé et n’a pas de successeur. Ou bien, la plupart du temps, lorsque les tuyaux sont vieux et qu’ils se cassent. Il est presque impossible de les réparer vu le manque de main d’œuvre et le prix élevé. Ainsi, les propriétaires sont contraints de fermer leur commerce. Cependant, il y a de sentō appelés « designer sentō » qui sont les rares bains publics refait à neuf.
© Stephanie Kishigami Crohin. De gauche à droite : Daikoku-Yu, Sumida-ku, Asahi-yu, Nara (fermé définitivement), Tokyo, Ichi no yo, Iga Ueno, Mie.
Enfin, elle nous a expliqué l’activité de son comité. Ils sont au nombre de cinq et décident des prix minimum de tous les sentō du Japon. Dans un second temps, ils font une réunion avec la mairie de Tokyo et les consommateurs (qui souvent sont les mêmes personnes du comité), pour délibérer sur l’augmentation ou la baisse des frais d’entrée.
Avant de nous quitter, elle nous a également parlé de la procédure à suivre avant d’entrer dans un bain chaud :
- Tout d’abord, il y a des coins pour se laver entièrement. Se laver avant de rentrer dans un bain est obligatoire.
- Il faut saluer les gens.
- Une fois respecté ces deux premières règles, vous pouvez vous raser (dans des endroits dédiés à cet effet) ou faire un masque de beauté. Dans certains sentō, il est même parfois possible pour les clients de se colorer les cheveux.
© Stephanie Kishigami Crohin. Lieu : Takara-yu, Adachi-ku, Tokyo.
Madame Crohin Kishigami est restée au Japon car les sentō lui ont fait découvrir la convivialité japonaise, alors que la pression du milieu de son travail pesait sur ses épaules. Avez-vous envie de retrouver la convivialité des terrasses parisiennes ? Laissez vous emporter par la douceur des propriétaires qui s’occupent de leur clientèle comme si c’était leur famille. Laissez vous envoûter par l’eau chaude qui saisit les corps. Laissez votre cœur s’emballer pour ces lieux où passé et présent se rencontrent tous les jours.
© Stephanie Kishigami Crohin. Lieu : Akebono-yu, Adachi-ku Tokyo.
Pour en savoir plus :
*Pour les amateurs des sinogrammes, à noter que le deuxième kanji est en graphie ancienne. La graphie moderne est : 銭. Aujourd’hui, un sen correspond environ à 1,50 euro.
** La modernisation du pays débute à la suite de la signature des traités inégaux de 1853. Ainsi, le gouvernement japonais de l’époque est rentré dans les bonnes grâces des puissances mondiales occidentales de l’époque, afin d’éviter la colonisation.
Photo de couverture © Jordy Meow
Par Paolo Falcone